Les restaurants tibétains de Paris, témoins ethno-politiques des deux vagues de l’exil tibétain en France
Françoise Robin, professeure de langue et littérature tibétaines, expose sous l’angle de la restauration tibétaine, la courte histoire en deux vagues de la diaspora tibétaine en France. Elle montre également que, tout autant que l’économie et la gastronomie, la culture et la politique sont au cœur de ces établissements.
Dès le 19e siècle, les communautés allogènes ont joué un rôle important dans le secteur de la restauration urbaine en Occident. Leur présence est souvent étudiée sous l’angle de l’économie ou de l’intégration (Ray 2014 ; Brell, Dustmann, Preston 2020). D’autres approches soulignent la volonté de représentation (en anglais, « performance ») ethnique et identitaire qui sous-tend la raison d’être de ces établissements, au-delà de la simple nécessité économique (Das Graças Brightwell 2012 ; Ray 2014 ; Imilan 2015).
On recense actuellement une vingtaine de restaurants tibétains en France, principalement implantés à Paris. Ce chiffre peut sembler modeste mais il est à rapporter à la taille très réduite de la communauté tibétaine en France, qui compte entre huit et dix mille individus[1]. Peu d’autres communautés réfugiées de si petite taille peuvent se targuer de proposer une telle variété d’établissements de restauration. Ce premier paradoxe se double d’un second : si le Tibet est renommé pour ses monastères bouddhiques, ses moines, ses montagnes, il ne l’est guère pour sa gastronomie, nécessairement limitée en raison des conditions naturelles qui prévalent sur le haut plateau himalayen[2]. D’ailleurs, traditionnellement, il était rare que les Tibétains au Tibet même s’engagent dans les métiers de la restauration, souvent laissée aux Chinois Han et aux musulmans Hui. Dès lors, comment expliquer cette profusion de restaurants tibétains à Paris ? Un retour en arrière s’impose.
Les premières arrivées dans les années 1960-90
C’est dans les années soixante que la France reçoit ses premiers réfugiés tibétains. Cette arrivée fait suite à l’incorporation forcée du Tibet à la nouvelle République populaire de Chine (RPC), lors de la décennie précédente. L’affrontement sino-tibétain a en effet culminé avec la fuite en exil, en mars 1959, du XIVe Dalaï-Lama (né en 1935), suivi par quatre-vingt mille de ses compatriotes. Ils trouvent asile en Asie du Sud (Inde, Népal et Bhoutan) et s’installent avec l’accord des pays hôtes dans des « camps » qui deviendront de véritables villages. Peu à peu, ils établissent un gouvernement et un parlement en exil, construisent des monastères, bâtissent des écoles puis des hôpitaux, créant ainsi un « pseudo-Etat » (McConnell 2016) sans territoire. Plusieurs pays occidentaux, par sympathie pour la cause tibétaine et par intérêt pour le patrimoine intellectuel du Pays des neiges, s’engagent à accueillir quelques réfugiés, par l’entremise de la fondation Rockefeller. Si six cents Tibétains sont accueillis en Suisse, c’est près de trente d’entre eux qui arrivent en France dans la première moitié des années 1960. Parmi eux, Dakpo Rinpoché (né en 1935), moine réincarné et érudit, qui sera répétiteur à l’Inalco jusqu’à sa retraite en 1992[3]. Cette poignée de réfugiés tibétains des premières décennies est relativement bien intégrée sur les plans linguistique, professionnel et relationnel. Mais, dans les années 1970, la France et plus généralement l’Occident se passionnent pour les spiritualités asiatiques, notamment pour le bouddhisme tibétain, et la « world food » n’a pas encore pris la place qu’on lui connaît actuellement. Plutôt que des restaurants, ce sont donc des centres bouddhistes qui fleurissent alors sur le territoire, notamment en Dordogne, ainsi que des boutiques d'artisanat. Ainsi, M. Ngawang Dakpa, répétiteur de tibétain à l’Inalco, ouvre une première boutique tibétaine rue Burq, à Montmartre, en 1980. Tsering Dolkar, arrivée d’Inde en France en 1976 comme étudiante, ouvre trois ans plus tard avec son cousin Tenzin Gyalpo la boutique « La Route du Tibet », près du Panthéon. Ils souhaitent ainsi faire connaître l’artisanat tibétain produit dans les camps de réfugiés en Inde et au Népal.
Ces mêmes jeunes et apprentis commerçants décident en 1988 d’ouvrir le premier restaurant tibétain en France : ce sera le « Tashi Delek » (formule tibétaine de bon augure, équivalente à « Bonjour »). Ils s’installent à proximité de leur boutique, toujours dans le secteur huppé du Panthéon. Le Dalaï-Lama obtient le Prix Nobel de la Paix en 1989, la question tibétaine s’internationalise, une fièvre tibétaine s’empare de l’Occident. Quelques restaurants emboîtent le pas au Tashi Delek, dont le « Lhassa » tenu par l'épouse de M. Ngawang Dakpa, et qui est ouvert en 1994. Plusieurs boutiques (vêtements, objets, livres) complètent l’offre, toujours dans ce même quartier. Ces établissements sont surtout fréquentés par des non-Tibétains. Jusque dans le milieu des années 2000, où on ne dénombre que quelques centaines de réfugiés tibétains en France, plusieurs restaurants ouvrent çà et là, notamment à Montmartre qui accueille jusqu’à trois restaurants, une librairie, un magasin d’objets tibétains et un centre bouddhique.
Depuis les années 2000, une nouvelle diaspora
Le tournant a lieu d’abord vers 2005 : le nombre de demandeurs d’asile tibétains en France s’emballe, pour des raisons encore à déterminer. Les Tibétains et leurs familles arrivent par centaines. Le soulèvement tibétain de 2008, ensuite, prolonge et renforce cet afflux de candidats à l’exil politique. Cette deuxième vague investit La Chapelle et Stalingrad : ce quartier est en effet non seulement plus abordable et populaire, mais il est aussi proche des centres de commutation Paris-banlieues nord et est, où de nombreux Tibétains sont logés dans un parc de logement social. Il est également cosmopolite : il abrite notamment une enclave indo-tamoule, où les Tibétains retrouvent les odeurs et saveurs indiennes de leur premier lieu d’exil. Un restaurant tamoul, le « Royal Café », change sa carte pour accueillir les nombreux Tibétains qui fréquentent le quartier[4], tandis que les Jardins d’Eole à Stalingrad sont investis par des centaines de Tibétains, dont certains vendent des plats à emporter à leurs compatriotes nostalgiques et impécunieux. Au fil des ans, quatre restaurants proprement tibétains viennent compléter le paysage : « Le Petit Tibet », « Yak Café », « Peace Restaurant » et « Momos du Tibet » ; le « Tibet Shop », lui, vend des vêtements et des produits alimentaires tibétains et indiens. La clientèle évolue. Elle est jeune et souvent tibétaine : le nombre de compatriotes à Paris est maintenant suffisamment élevé pour former une base de clientèle, les prix sont modérés, la pop tibétaine y remplace les mantras apaisants en musique d’ambiance et le décor est plus fonctionnel, moins ethno-chic que dans les premiers établissements créés à Paris. On peut commencer à parler, les concernant, d’« économie de la nostalgie » (Imilan 2015 : 233).
Contrairement à nombre de communautés présentes en France pour des motifs économiques, les Tibétains sont avant tout et presque exclusivement des réfugiés politiques. Si les restaurants ayant vu le jour dans la foulée des deux vagues migratoires décrites ici possèdent des caractéristiques propres à chaque génération, tous font une place au politique. La présence systématique et en bonne place d’un portrait du Dalaï-Lama illustre bien cette intrication étroite entre culture, gastronomie, religion et politique. Même si cela demande à être vérifié, il se peut donc que les clients de ces restaurants fassent démentir l’assertion d’Ashis Nandy : « Vous faites une déclaration politique si vous n’aimez pas une cuisine ethnique en particulier, pas si vous l’appréciez » (Nandy 2003 : 248). De plus, en l’absence de centre culturel ou de représentation diplomatique officielle, ces restaurants sont un moyen pour leurs propriétaires de faire connaître et de partager leur culture avec les membres de leur pays d’accueil. Enfin, ces établissements permettent une inscription tibétaine permanente dans l’espace public. Ce sont en effet les seuls lieux[5] où la culture matérielle laïque (décor, plats, vêtements) et la langue tibétaine[6] peuvent se donner à voir et à entendre et forment le socle professionnel. Un restaurant tibétain est en somme un « chez-soi dans les entrailles de l’Occident » (Ghassan 1997), un microcosme valorisant, familier, maîtrisé et sécurisant dans un contexte de double dépossession – à titre collectif puisque le Tibet est sous domination chinoise depuis six décennies, et à titre individuel puisqu’un réfugié est par définition un déraciné. Toutefois, ces établissements, s’ils semblent nombreux au vu de la petite taille de la communauté tibétaine, ne font travailler que quelques dizaines de Tibétains. On sera peut-être étonné d’apprendre que les principaux pourvoyeurs d’emploi pour les réfugiés tibétains à Paris sont en réalité les restaurants et traiteurs chinois. En effet, les Tibétains ont l’avantage d’être légalement employables (leurs papiers sont en règle, corollaire de leur statut de réfugié politique – tel n’est pas le cas des migrants chinois, souvent clandestins), sinophones (ils ont appris un peu de chinois au Tibet) et peu regardants sur les conditions de travail qui leur sont imposées. Dans les arrière-cuisines de tels établissements, inutile de préciser que ce n’est pas la vision tibétaine de l’histoire qui domine.
Françoise Robin
Professeure de langue et littérature tibétaines (Inalco, IFRAE)[7]
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